Les draps,
de Cindy Sherman à
Sophie Calle et Alain Fleischer
Les draps, comme vestiges de nos nuits, traces de notre passage
Les draps, plis de nos nuits, deviennent des personnages à part entière dans
Les Dormeurs de Sophie Calle et Les Hommes dans les draps d'Alain Fleischer
Les Dormeurs, Sophie Calle (1979)
"J'ai demandé à des gens de m'accorder quelques heures de leur sommeil. De venir dormir dans mon lit. De s'y laisser photographier, regarder. De répondre à quelques questions. J'ai proposé à chacun un séjour de huit heures"
"Lorsqu’elle invite la trentaine d’inconnus à occuper son lit, Sophie Calle les accueille, leur fournit nourriture et draps propres s’ils le souhaitent, leur pose quelques questions, et, surtout, elle les regarde dormir. Il s’agit justement de l’une des 101 expériences de philosophie quotidienne proposées par Roger-Pol Droit dans son ouvrage du même nom:
Vous connaissez chaque centimètre de sa peau […] Pourtant, si vous la contemplez pendant son sommeil, sans doute aurez-vous l’impression de ne pas tout à fait la connaître. Ce visage n’est plus présent à lui-même, il s’est comme absenté du dedans. […] Pourquoi éprouver ce très curieux mélange d’immense confiance, de légère inquiétude et de vague gêne, comme si vous contempliez quelque scène que vous ne devriez pas voir ? Sans doute est-ce la juxtaposition de présence et d’absence qui crée ce trouble. Peut-être ne savez-vous plus vraiment si cette Belle au bois est bien la même que celle que vous aimez. Vous ne le saurez jamais. Cela peut amuser. Quoique
Regarder un intime dormir le rend étranger. Regarder un étranger dormir le rend intime. Ce sont les conditions particulières de l’œuvre qui créent de l’intime, ce ne sont pas les dormeurs qui apportent un « bout » de leur intimité. Parce qu’on est à mi-chemin entre la mise en scène et la vie réelle (tout cela a lieu chez l’artiste), on reste toujours à la limite de l’acceptable. L’œuvre se veut relativement transparente, on n’a pas le sentiment, à regarder les photographies et à lire les textes, d’un envers caché du décor. Ce qui compte, c’est que le lit soit toujours occupé, peu importe qui l’occupe : il n’y a rien de personnel là-dedans. Le lit est le lieu ultime du retrait : on se retire chez soi, mais une fois chez soi, on peut encore se retirer dans son lit. C’est peut-être le lieu le plus « habité » de l’habitat, le lit est comme une maison au carré ; il est dans tous les sens du terme la zone la plus chargée d’intimité du chez-soi (du simple fait de se trouver dans le lit, le quinzième dormeur dit qu’il a l’impression d’y faire « du sexe »). La fabrication de l’œuvre est artificielle, bien sûr, et pourtant il n’y a rien de plus authentique que le sommeil : pour dormir, on ne peut pas se forcer, le faire parce qu’on nous le demande, la seule façon d’y arriver, c’est de se laisser aller. C’est le moment où même l’homme le plus fort du monde devient sans défense. Doit s’instaurer entre le dormeur et la gardienne du sommeil une relation de confiance : l’assoupissement témoigne d’un état de relâchement réel, de lâcher prise. On peut faire semblant, mais cela se voit, et ce n’est pas beau (certains dormeurs disent d’emblée en arrivant qu’ils ne veulent et n’aiment pas faire semblant). Le contrat implique de faire confiance à l’inconnu et à un(e) inconnu(e)".
Vanina Mozziconacci; Raison Publique, L'intime mis en reliefs. Quelques oeuvres de Sophie Calle, 18/01/2022
Sophie Calle se fait "veilleur de nuit". Pas de La nuit, mais de Nos nuits
En médecine du sommeil, nous sommes en quelque sorte comme Sophie Calle. Mais plus que de veiller le sommeil, nous l'analysons, le décortiquons. Pendant une polysomnographie, une caméra filme le patient, des électrodes (sur le cuir chevelu, le visage, les jambes) permettent d'examiner le sommeil et des capteurs la respiration. Comme dans Sleep, d'Andy Wharol, nous regardons et écoutons les patients dormir
Parfois les patients se font veilleurs de leur propres sommeils. Comme dans Sleepwalker de Runneborg ou In my Sleep. Certains patients (trop?) utilisent des applications sur leur smartphone ou même des caméras de chasse infrarouge (un peu comme dans Paranormal activity finalement!)
Pas de corps dans le lit d'Alain Fleischer dans Les Hommes dans les draps, mais des visages. Est ce que chacun de ces visages correspond à une partie de nous abandonnée quand nous sortons du lit? Ces figures semblent parler. Qu'on t ils à nous dire?
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Les hommes dans les draps, d’Alain Fleischer (2003), (cinéaste, photographe, plasticien et écrivain français) Cette vidéo en noir et blanc est constituée d’un stop motion animant en plan fixe un drap blanc. Ce drap se contorsionne en agissant sur sa propre ombre qui évolue progressivement vers son état final qui est une tête humaine de profil.
Le lit défait, Eugène Delacroix. A voir, le visage de profil dessiné par les plis, nez aquilin, lèvres plaquées comme un baiser sur l'oreiller
On retrouve d'autres draps chez Sophie Calle, par exemple celui de sa tante Valentina, brodés avant son décès
Et chez Théo Mercier sur ces lits de sable, ici exposés dans la Conciergerie avec à leur pieds des chiens psychopompes?
Encore des draps que m'a fait découvrir un de mes patients. Ceux qui recouvrent les corps endormis de JEANCLOS Georges (1933-1997), tels des gisants, certains presque momifiés (note pour plus tard: momies un anagramme de sommeil à un L près). "Il ne montrait jamais le corps, seulement le visage dans son caractère essentiel et permanent et les corps enfouis dans les plis de la terre "
La nuit, en m'enroulant dans mes draps, tel un sari, je me drape. L'habit devient l'habitat
Pour saisir la révélation du symptôme, il faut se « draper dans la posture des patients »
Clérambault, psychiatre et professeur d'esthétique et de drapés aux Beaux Arts de Paris (1924-1926)
L'exposition organisée au Centre Pompidou présente un échantillon des talents photographiques de cet " observateur " hors pair. Le médecin laissa à sa mort plus de vingt mille clichés légués au Musée ethnographique du Trocadéro, ancêtre du Musée de l'homme, dont seul subsiste un petit fonds. Ces travaux portent exclusivement sur des étoffes savamment mises en scène autour d'un corps. La lumière et les ombres, l'ampleur du drapé, la complexité des plis, sont minutieusement étudiés. L'ample vêtement qui enveloppe le modèle le dérobe entièrement aux yeux de l'opérateur.
Or c’est une intuition bien simple : pourquoi quelque chose serait-il plié, sinon pour être enveloppé, mis dans une autre chose ?
Plier-déplier ne signifie plus simplement tendre-détendre, contracter-dilater, mais envelopper-développer, involuer-évoluer. L’organisme se définit par sa capacité à plier ses propres parties à l’infini, et de les déplier, non pas à l’infini, mais jusqu’au degré de développement assigné à l’espèce. Déplier, c’est augmenter, croitre et plier, diminuer, réduire, « rentrer dans l’enfoncement d’un monde »
Ces corps pliés, ces plis des draps nous amène sur le chemin de Deleuze (« Le Pli »)