La Berceuse
de Rainer Maria Rilke à Moondog
Berceuse, Rainer Maria Rilke
Nouvelles Poésies 1905-1908.Traduction de Maurice Betz
Un jour, si je me perds,
Pourras-tu dormir
sans qu'au dessus de toi, je bruisse comme une couronne de tilleuls?
Sans que je veille, ici, déposant des mots,
pareils à des paupières,
sur tes seins, tes membres, tes lèvres
Sans que je te referme,
te laissant seule avec toi-même,
comme un jardin peuplé d'anis étoilés et de mélisse
Définition de Berceuse (Dictionnaire de la langue Française):
- Personne qui est employée à bercer les enfants
- Chanson ou rythme cadencé répétitif imitant le mouvement d'un berceau, aux sonorités douces et monotones que l'on fredonne pour endormir les enfants
- Fauteuil à bascule sur lequel on peut se balancer légèrement
En Anglais, Lullaby viendrait de
Lull (terme du moyen anglais) = calmer, endormir
Bye = au revoir
Berceuse, Berthe Morisot,1872
Berceuse, Edgerley Susan, 1984
Rocking chair, USA, 1931
Berceuse, Van Gogh,1888
Piem, 20 Leçons du Sommeil, 1974
"La Berceuse appartient à ce qu’on appelle, de façon un peu condescendante, les "petits genres" de la littérature orale. Musique chantée, chansonnette, elle est associée à une action précise : le bercement. Chant de l’attente, elle est en attente d’un sommeil qui tarde à venir parfois et que l’adulte qui chante s’efforce d’apprivoiser. Son rythme régulier est souvent construit sur deux notes alternatives qui reproduisent les oscillations du berceau et sont supposées favoriser l’endormissement. En somme, un enfantin langage performatif :
Do, do, l’enfant do,
Do, do, l’enfant do
L’enfant dormira bientôt
Ce genre nous est transmis aujourd’hui en partie de bouche à oreille (souvent dans des versions très fragmentaires) et en partie sous forme écrite.
Les corps (celui du bercé, celui du berceur) en co-présence, la gestualité et le toucher, la voix et ses inflexions mélodiques et changeantes jouent un rôle essentiel dans la berceuse. En effet pour remplir sa fonction, la berceuse peut se passer de mots – elle peut être une sorte de murmure fredonné sur un rythme particulier – elle ne peut pas se passer du corps et du geste. Dans ses réflexions sur « l’anthropologie du geste », Marcel Jousse précise que nos mots sont incarnés profondément dans nos gestes. Si bien que "pour avoir le mot, il nous faut faire le geste » .
Il n’en demeure pas moins que la chanson/diction du bercement est bien un micro rituel domestique : celui qui berce (la mère souvent, le père ou tout autre personne qui s’occupe de l’enfant) tient le rôle de passeur. Il s’agit d’aider au passage de la présence à la séparation des corps. Et le sommeil, c’est l’expérience de la séparation originelle toujours renouvelée d’avec la mère. Pour glisser dans l’endormissement, il faut s’abandonner : apprivoiser le noir, le silencieux, le solitaire, l’immobile, le hors temps. La berceuse parce qu’elle est paroles chantées et fredonnements, rapprochement de deux corps, balancement régulier, rassure et assure la transition. Quand dans les bras, l’enfant ferme les yeux, le chant devient murmure et l’adulte dépose délicatement dans le berceau le petit dormeur. Ce geste de détachement ne doit pas être fait trop tôt. Le passage doit être accompli (ou presque) sinon tout est à recommencer". La berceuse, une oralité perdue ? Marie-Christine Vinson
Lors d'une conférence sur les berceuses espagnoles prononcée à Madrid en 1928, Federico García Lorca précise que, pour provoquer le sommeil de l’enfant, divers facteurs importants entrent en jeu. "Une fois que les fées ont créé l’ambiance, il ne manque plus que deux rythmes : celui, physique, du berceau ou de la chaise et celui, mental, de la musique. La mère conjugue ces deux rythmes – l’un qui s’adresse au corps, l’autre à l’oreille – et, avec des mesures et des silences divers, les mêle jusqu’au moment où elle obtient le ton juste qui charme l’enfant".
Un jour, si je me perds,
Pourras-tu dormir
sans qu'au dessus de toi, je bruisse comme une couronne de tilleuls?
Sans que je veille, ici, déposant des mots,
pareils à des paupières,
sur tes seins, tes membres, tes lèvres
Sans que je te referme,
te laissant seule avec toi-même,
comme un jardin peuplé d'anis étoilés et de mélisse
Einmal wenn ich dich verlier,
wirst du schlafen können, ohne
dass ich wie eine Lindenkrone
mich verflüstre über dir?
Ohne dass ich hier wache und
Worte, beinah wie Augenlider,
auf deine Brüste, auf deine Glieder
niederlege, auf deinen Mund.
Ohne dass ich dich verschließ
und dich allein mit Deinem lasse
wie einen Garten mit einer Masse
von Melissen und Stern-Anis
Dans ce poème-berceuse, on retrouve les trois définitions du dictionnaire. Transparaissent en effet les idées ou plutôt les sensations suivantes:
- Présence d'un berceur (l'originalité ici est qu'il s'agit d'un homme, alors qu'il est souvent dit que la personne qui berce est le plus souvent une femme (rôle le fréquemment confié aux nourrices). On ressent bien une impression d'apaisement, de proximité, d'enveloppement propice au sommeil. Le berceur veille sur l'endormissement. Veille à l'endormissement comme une ombre protectrice (au dessus de toi)
- Co-existence:
- d'une musicalité répétitive (bruissements des couronnes de tilleul (qui peuvent faire évoquer des bruits blanc ou de l'ASMR) provenant de bruits de la nature (le bruissement peut se rapprocher de l'évolution de la berceuse chantée puis susurrée ou murmurée avant de disparaitre quand l'endormissement est assuré). Une berceuse est quelque chose que l'on fredonne; faire des fredons, définis comme des ornements mélodiques improvisés chantés à mi-voix pouvant imiter les sons venant de la nature
- et d'une oralité (déposants des mots pareils à des paupières). On imagine facilement des sons doux, paupières telles des plumes
- Un lieu clos (je te referme), comme un nid pour la nuit (évoquant le berceau), avec une potentialité d'ouverture vers un autre monde, un jardin d'Eden (le rêve?) peuplé d'étoiles (anis étoilés) et de plantes soporifiques (la Mélisse)
On retrouve l'image des paupières dans l'épitaphe mystérieuse écrite par Rilke lui-même pour sa tombe
"Ô rose, pure contradiction, volupté de n’être le sommeil de personne sous tant de paupières "
Publication du Club des Poètes sur Facebook,18/11/2021, La Dormeuse, RM. Rilke. Il y a dans ce poème cette même idée du "bruit" qui berce, de lieu clos.
Baladine Klossowska (Merline) [1886-1969], La Contemplation intérieure (Rilke dormant sur un petit sofa), Aquarelle sur papier, 1921. Comme un accès à un monde intérieur cloisonné par le sommeil
La berceuse semble bien être un moment, un lieu, une occasion de passage accompagnée vers la solitude nocturne (te laissant seule avec toi même). Cette notion d'enfermement en plus de la solitude (que je te referme) peut paraitre assez angoissante. Le berceau comme un cercueil, le sommeil comme la mort.
En effet, les berceuses ont eu par le passé et peuvent avoir encore un côté inquiétant. Certaines font des promesses, que la vie tiendra ou non mais d'autres (tels les comptes de fées) sont beaucoup plus inquiétantes. Comme cette berceuse, Rock-a-bye baby, complainte naïve et cruelle, qui aurait été créée par un jeune pèlerin qui naviguait vers l'Amérique sur le Mayflower, après avoir vu des berceaux faits d'écorces de bouleau suspendus aux arbres comme certains des Indiens les faisaient à l'époque.
"Balance, mon bébé,
Dans l'arbre, tout en haut.
Si le vent souffle
Balance le berceau
Si la branche casse
Le berceau tombera
Et en bas iront, le bébé,
Le berceau, et tout ça"
Comptines et chants funéraires sont par ailleurs assez proches dans certaines cultures. Chants de passage vers le sommeil ou vers la mort (le grand sommeil). En italien, berceuse se dit Ninna nanna alors que les Nenia sont des chants funèbres, élégiaques. La berceuse pourrait aussi remplir le rôle de rituel magique, chanter pour conjurer l'effroi.
Didn't leave nobody but the baby, célèbre berceuse du sud des USA, est détournée de son usage dans le film O' Brother, une relecture de l'Odyssée. Ici des Lavandières (voir mythe des lavandières) attirent par leurs berceuses, les trois frères telles de funestes sirènes.
Vie et mort, Klimt, 1911. Les dormeurs semblent immergés dans une "Bulle de berceuse" protégeant de la mort
Film Lullaby, 2019. "Une nouvelle mère découvre une berceuse dans un livre ancien et considère bientôt la chanson comme une bénédiction. Mais son monde se transforme en cauchemar lorsque la berceuse fait surgir l'ancien démon Lilith..."
Playlist Berceuses
L’éternelle berceuse de Brahms a volontairement été omise (préférez lui plutôt les Intermezzi Op 117-119, "berceuses de ma souffrance" comme il l'écrivait dans une lettre à son amie Clara Schumann)
De ces berceuses, celle correspondant le plus à la définition est "Estonian Lullaby" de Arvo Pärt. Douce, enveloppante, répétitive avec quelques variations. On ressent le mouvement de bercement. Un en-chantement.
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Estonian Lullaby, Kuss Kuss Kalike, en présence d'Arvo Pärt à La Philharmonie en 2018. La grâce faite berceuse
Kuss Kuss Kalike. “Hush-hush little darling”.
"Ce qui conduit au sommeil a la forme du rythme, de la régularité et de la répétition. Il ne s'agit pas d'autre chose que d'un mimétisme, puisque le sommeil lui-même est rythme, régularité, répétition. Dormir ne consiste pas dans un processus comparable à celui de marcher, de manger ou de penser. Les seuls processus qui appartiennent au sommeil sont ceux de la respiration et de la circulation. Eux-mêmes sont mis au repos, ils y trouvent une cadence plus lente, et amplitude plus profonde et peu différenciée en fonction des moments. Lorsqu'on s'endort, le corps se berce au rythme de son corps et de ses poumons". Tombe de sommeil, Jean-Luc Nancy
Mais qui de mieux que Moondog pour nous bercer? Moondog (1916-1999), compositeur américain, de son vrai nom Thomas Louis Harding. Musicien d'avant garde à la croisée des chemins entre musique minimaliste, jazz et musique classique. Le Viking de la 6e avenue (voir sa biographie par Alain Cornut)
Il s'était renommé Moondog. Un nom prédestiné à composer des berceuses? Moondog, Moon Dog
- La lune
- Le chien, animal psychopompe, passeur entre la vie et la mort dans de nombreuses traditions, entre la veille et le sommeil (voir la conférence sur Les rêves des chiens, Musée de la Chasse, 12/10/2022)
Planche tirée du Codex Laud où l’on voit un chien conduire le défunt à Mictlantecuhtli, dieu de la mort. Le codex est conservé à la Bodleian Library d’Oxford
Un album évoque particulièrement des berceuses: H'art songs (1978), décrites comme de "brèves compositions pour voix et piano avec texte poétique"
H'art songs comme "Thomas H'arding" songs ou H'(e)art songs?
La conférence, Hybridité(s) de la berceuse : H’art Songs (1978) de Moondog par Antoine Paris, Université Bordeaux-Montaigne, dans le colloque Berceuses-Histoires et conscience, propose une analyse très détaillée de cet album et de ses rapprochements avec les berceuses. Dans les différents titres de l'album, on retrouve cette répétition dans les rythmes et les textes. Particulièrement dans Choo-Choo Lullaby, Rock a baby low et rock a baby slow (inspiré de Rock a baby bye); il insère d'ailleurs au milieu du morceau un passage avec accords frappés faisant référence au caractère en même temps apaisant mais aussi effrayant de Rock a baby by.
Il existe également dans ces H'art Lullabies un côté contestataire assumé. Les berceuses ont comme but d'endormir mais elles avaient (ont toujours) un pouvoir de réassurance, consolation et courage sur la(e) berc(eur)euse qui chantonne à l'enfant . La berceuse est un moment pour la maman (historiquement) d'exprimer sa colère, son inquiétude et ses espoirs. (Tongues made of stone: female agency and struggle in Italian lullabies between 19th and 20th century ,Valentina Avanzini). La "berceuse cosaque" (19e siècle) est un bon exemple de berceuse qui porte en elle tous les traumatismes, souffrances et déceptions de mères qui chantaient autant pour se rassurer que pour endormir leurs enfants.
Tu vas ressembler à un héros
Tu auras l'âme cosaque
Je vais t'accompagner et te regarder partir,
Tu ne feras qu'agiter ta main.
Combien de larmes amères secrètes
Vais-je verser cette nuit!
Dors, mon ange, calmement, doucement,
"Bayushki Bayu".
Je vais me languir
Attendre inconsolablement,
Je vais prier les journées,
Et les nuits deviner,
quels sont tes ennuis
Loin, dans un pays étranger.
Dors maintenant, aussi longtemps
que tu ne connais aucune inquiétude,
"Bayushki Bayu".
La berceuse se fait chant protecteur de l'avenir, catharsis d'évènements traumatiques passés.
Les berceuses, un registre de femmes? Pas toujours: Berceuse pour voix d'homme (Guy Béart), un papa tente d'endormir son enfant alors que la maman est "partie à Paris". Un autre "berceur": Bachar Mar-Khalife, Dors mon gâs (2015), berceuse bretonne, dans l'album Ya Balad (écouter également Yalla Tnam Nada (يلا تنام يلا تنام), "Dors Nada dors", berceuse traditionnelle libanaise (feat. Golshifteh Farahani)
A l'ère de l'IA, peut-on confier à des machines le rôle de berceuses? A quel âge arrête on de chanter des berceuses aux enfants? Il y aurait un âge à partir duquel on aurait plus besoin d'être bercé?
Confier le rôle de berceuses à une application, à un Ipad, à Spotify parce qu'on a pas le temps, parce que c'est plus pratique, comprend le risque de perdre une grande partie de l'échange qui a lieu lors de ce moment berceur/bercé. En perdant le geste, la proximité, l'intimité et le lien lié à la voix connue du parent. mais aussi le caractère improvisé du chant, du rythme adapté au fur et à mesure du processus d'endormissement du bercé.
Une étude récente à prouvé les bienfaits sur le sommeil du bercement (le mouvement) chez l'adulte. Tous à nos hamacs.
J'ai découvert une association "Les Blouses Roses", qui se rend dans les services de néonatologies chanter des berceuses aux nouveau-nés, ce qui aurait comme effet de les calmer, diminuer leur fréquence cardiaque.
Alors si les berceuses sont si efficaces, pourquoi ne pas en tirer les bienfaits tout le long de notre vie. Ecouter de la musique avant de se coucher pourrait permettre de s'en rapprocher, dans le cadre d'un rituel du coucher apaisant?
Et si les berceuses pouvaient être aussi efficaces chez les personnes âgées que pour les nouveaux nés? Une équipe de berceuses dans les EPHAD plutôt que la tournée de somnifères. Assez tentant. J'ai regardé si cette idée avait déjà été évoquée. ET oui:
- Sing-elderly-lullabies-help-avoid-sleeping-tablets-study-finds
- Lullabies for seniors : illustrated throughout with music notations
Un somnifère musical, en quelque sorte. Encore faudrait-il savoir quelle berceuses chanter. Peut être qu'"Ah vous dirais-je maman" a moins d'impact selon l'âge... sinon on peut se rattraper avec les Lullabies for adults/Midnights Lullabies d'Enio Moricone
"Mais quel que soit son âge, nul n'entre dans le sommeil sans une berceuse de sa façon. Nul ne peut se passer d'être entrainé par une cadence qu'il ne perçoit même pas car elle est précisément la cadence de l'absence qui pénètre dans la présence, parfois en un seul mouvement parfois en plusieurs temps -en plusieurs vagues successives, comme une marée qui lèche le sable et à chaque retour l'imprègne un peu plus avant, déposant des flocons d'écume sommeilleuse. Les bercements nous endorment parce que le sommeil dans son essence est lui-même un bercement. Lullaby: on calme, on enchante, on endort la méfiance avant d'endormir la vigilance même, on guide doucement vers le nulle part". Tombe de sommeil, Jean-Luc Nancy
Les caractéristiques des berceuses (chansons) sont assez semblables à celle des ritournelles de part leur côté répétitif, enfantin. Variations continues, comme un même motif sonore qui se répète. La berceuse pourrait constituer une matrice qu'on pourrait décliner à l'envie (adapté par exemple aux caractéristiques du bercé et/ou de la personne qui berce avec possibilités d'improvisation). En cela, elles ressemblent beaucoup aux ritournelles. Concept évoqué par Deleuze et Guattari dans Mille Plateaux.
Les ondulations répétitives des berceuses provoquent une sorte de retournement sur soi (voir Les Plis du Sommeil), propices au sommeil en traçant une ligne mélodique qui formerait le périmètre du sommeil.
Quels liens entre Ritournelles et sommeil?